Analyses
La cathédrale engloutie
La lecture de La cathédrale engloutie de Debussy pose des problèmes d’écriture rythmique dont j’ai pris connaissance il y a longtemps, lorsqu’un élève me fit savoir qu’il avait entendu un enregistrement de ce Prélude joué par Debussy lui-même, et que son interprétation ne correspondait pas toujours à l’écriture rythmique de l’œuvre. Je me souviens lui avoir répondu que, par principe, il fallait tenir compte de ce que le compositeur avait écrit plutôt que de suivre les aléas de l’interprète, fût-ce l’auteur lui-même.
Lorsque, quelque temps après, un autre élève souleva exactement la même question concernant ce Prélude, je me suis mis à examiner de plus près cet admirable chef d’œuvre et essayer de trouver une réponse aux questions qu’il posait.
D’abord j’ai été frappé par le double énoncé de la mesure : 6/4 = 3/2, et j’ai pu constater que si la première mesure pouvait aussi bien être comprise à la blanche pointée (mesure composée à 2 temps) qu’à la blanche (mesure simple à 3 temps), l’écriture de la deuxième mesure, par les deux noires liées, déterminait, sans équivoque, l’attribution du temps à la blanche pointée en créant ainsi une belle syncope. Il me semblait logique donc, que la première mesure soit à 3/2, et que la deuxième mesure soit à 6/4.
D’emblée, donc, Debussy installait une alternance de mesures binaires et ternaires, où le temps se divisait, lui aussi par 2 ou par 3, la noire ayant toujours ici la même pulsation.
Le caractère profondément calme, indiqué au début par Debussy, nous invite trompeusement à un rythme trop lent à la noire, jusqu’à la mes. 7 où commence le Chant modal en blanches, avec l’indication doux et fluide. Il est évident que si l’on y maintient le même tempo, le chant s’éternise… D’après l’un de mes élèves qui a noté les métronomes de l’enregistrement de Debussy, il y aurait, au début, une unité de pulsation (noire à 76), qui passe à la blanche, justement à la mes. 7.
Le premier problème qui se pose est justement à la mes. 7 où il est évident qu’il y a une mutation rythmique, mais je crois que cette mutation ne se réduit pas a égaliser simplement la noire à la blanche, ce qui rend la Chant modal trop rapide… mais à des rapports plus subtiles qui se trouvent dans l’unité de pulsation de la croche de triolet (mes. 16) avec la croche qui divise la blanche en 4 croches (mes. 70).
En attribuant des chiffres métronomiques conventionnels aux valeurs rythmiques, on peut constater plus facilement tous les rapports rythmiques qui relient les différents passages entre eux. En prenant, par exemple, cette croche à 192 (mes. 72), tous les rapports s’éclaircissent :
croche binaire = 192 / noire = 96 / blanche = 48 / ronde = 24
croche ternaire = 192 / noire pointée = 64 / blanche pointée = 32 / ronde pointée = 16.
Dans les 5 premières mesures (Introduction) Debussy alterne la mesure à 3/2 : (blanche = 48 / noire = 96), avec la mesure à 6/4 : (blanche pointée = 32 / noire, également, à 96).
La mutation rythmique se produit donc a la mes. 6, en anacrouse du Chant modal à 3/2, où la blanche liée à la noire (blanche pointée = 32, détermine la même pulsation à la blanche suivante liée à la blanche (ronde = 32) qui accompagne la cloche en pédale de Mi avec un rythme binaire (blanche = 64), à l’exception de la mes. 8 où la valeur de la ronde s’élargit sur trois temps en une ronde pointée.
A la mes. 13, en 6/4, se produit la deuxième mutation rythmique, en anacrouse à la reprise de l’Introduction, où la dernière blanche de la mesure reprend la pulsation du début, à 48. Il est intéressant d’observer qu’à la reprise de l’Introduction (mes. 14-15) Debussy emploie la mesure à 3/2 dans la partie supérieure et, simultanément, la mesure à 6/4 dans la partie inférieure.
La troisième mutation rythmique se produit à la mes. 16, où Debussy amplifie les éléments de l’Introduction (mes. à 6/4, blanche pointée = 16 / noire = 64 / croche de triolet = 192) qui conduit à la quatrième mutation rythmique (mes. 22, a 3/2), où simplement la noire est égale à la blanche, toujours à 64.
Ce développement nous mène à la cinquième mutation, qui se produit à l’anacrouse du chant tonal en Ut majeur (dernière blanche de la mes. 27) où la pulsation redevient, comme au début, à la blanche = 48. Notons, au passage, l’hémiole qui se produit aux mes. 30-31 ainsi qu’aux mes. 38-39, 62-63 et 74-75.
Sixième mutation rythmique à la reprise du Chant modal (mes. 47) où Debussy note Un peu moins lent, et où la blanche reprend la pulsation à 64. Notons aussi l’hémiole aux mes. 62-63.
Septième mutation rythmique à la mes. 68, où la blanche reprendra la pulsation initiale à 48 (noire = 96 / croche = 192), déterminée par les croches des mes. 70-71, dont le rythme s’installe déjà à partir des deux mesures précédentes où le sol dièse devient la bémol (VIème degré de Do) pour préparer la reprise finale du Chant tonal en Ut majeur à 3/2 (alors que la basse est à 6/4). Néanmoins, la dernière mesure du Chant (mes. 83), est à 6/4 ! Les 6 dernières mesures sont bien à 3/2.
À part la beauté singulière de ce chef d’œuvre et l’admirable trame rythmique qu’il cache, il est intéressant de noter que toute l’œuvre part d’une cellule de trois notes qui comportent l’intervalle mélodique de seconde suivi de l’intervalle harmonique de quinte : ré-mi-si ou de quarte : do#-ré#-sol# , et même de tierce : la-sib-ré (mes. 32).
Son traitement compositionnel mérite bien que l’on s’y attarde.
Voici la cellule initiale de 3 notes de l’Introduction: ré-mi-si et son raccourci : ré-mi (intervalles de seconde et de quinte), que nous retrouvons aux mes. 3 et 5. À noter l’intervalle de quinte descendante et ascendante (mes. 2 et 4) dans la basse.
À l’entrée du Chant modal, l’intervalle de quinte se rétrécit en intervalle de quarte : do#-ré#-sol# (mes. 7-8), et se reproduit aux mes. 10 et 11-12 : sol#-la#-ré#.
A la reprise de l’Introduction (mes. 14) on retrouve le cellule initiale : ré-mi-si, avec son mouvement rétrograde : si-mi-ré, (mes. 14-15) , pendant que la basse, surmontée de sa double quinte, développe son raccourci avec l’intervalle de seconde : sol-la.
La Transition qui mènera à l’entrée du Chant tonal développe la cellule initiale et son mouvement rétrograde aux mes. 16-17-18 : fa#-sol#-ré# /ré#-sol#-fa#. Dans les mes. 19-21, cette cellule alterne avec l’intervalle de quarte et de quinte : sib-do-fa / sib-do-sol, pour installer la cellule avec l’intervalle de quarte : sol-la-ré, dans l’Introduction du Chant tonal (mes. 22 à 27), qui prépare son entrée avec la cellule do-ré-sol, (mes. 28) que nous retrouvons à la conclusion de cette section (mes. 40-41) et sous forme d’accord plaqué (mes. 42-45). Il est intéressant d’observer l’apparition de la cellule avec intervalle de tierce : la-sib-ré (mes. 32-33, 34-35, et fa-sol-sib (mes. 36), que nous retrouverons à la reprise du Chant tonal (mes. 76-80).
La reprise du Chant modal (mes. 47) ramène la reprise des mêmes cellules : do#-ré#-sol# (mes. 48), et sol#-la#-ré#, (mes. 50-52, 53-54) qui se rétrécit avec l’intervalle de tierce et son mouvement rétrograde imité par la basse: do#-ré#-fa# / fa#-ré#-do# (mes. 54-56. Puis, à la mes. 57, pour parvenir au point culminant de l’œuvre, (mes.61) la cellule avec l’intervalle de quarte : do-ré#-sol# et fa#-sol#-do#, se développe avec son mouvement rétrograde et les imitations avec la basse.
À la mes. 68, en une longue préparation ou anacrouse de 4 mesures pour préparer la reprise finale du Chant tonal, apparaît la cellule initiale avec l’intervalle de quarte diminuée : fa#-sol#-do ! À la mes. 70 s’initie le mouvement en croches de l’intervalle de seconde : do-ré, qui à partir de la mes. 72, en un ostinato de 12 mes. utilise la cellule do-ré-sol, pour aboutir, en guise conclusion, au rappel de l’Introduction, basé, lui aussi, sur la cellule initiale en accords plaqués.
Voici le résumé de cette partition, avec des indications qui peuvent mieux aider à sa compréhension. Les accolades en noir correspondent aux rapports rythmiques. Les accolades en rouge correspondent aux rapports mélodiques.

